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03/09/2021

Paul

Je ne sais pas quel âge j'avais quand Paul est entré dans ma vie. D'où venait-il d'ailleurs ? Je ne me posais pas trop la question. J'étais super contente qu'il vienne vivre avec nous. C'était un petit bonhomme silencieux aux beaux yeux bleus, à la mine sérieuse. Ce n'était plus tout à fait un poupon. Il avait déjà l'allure d'un petit mec bien droit sur ses petites jambes. Il dormait dans ma chambre qui était assez grande. Il n'y en avait qu'une de toute façon. Mes parents dormaient dans la salle à manger où se trouvait leur lit escamotable. En hiver, les poêles étaient éteints la nuit. Je vérifiais donc régulièrement qu'il n'ait pas froid. Je le couvais.

Maman lui avait cousu et tricoté des vêtements. Il n'en avait pas des masses, mais c'était comme ça à la maison. Moi non plus je n'avais pas un tas de vêtements. Seulement deux de chaque sorte pour pouvoir changer.

Un jour, il est arrivé un accident. Pas dramatique, heureusement, mais traumatisant, surtout pour moi car j'étais responsable. J'ai soulevé Paul. Il m'a échappé et est retombé sur la tête. À ce stade, il vaut mieux que je vous rassure. Si Paul n'était plus un poupon, il n'était pas un vrai petit garçon non plus. Paul était une poupée reçue d'une petite fille devenue trop grande pour jouer avec elle.

Quand je l'ai soulevé, sa tête était intacte. Pas la moindre égratignure. Ouf ! Mais toute la partie du corps à la base du cou était cassée. La tête s'y était enfoncée. J'étais pleine de culpabilité et absolument déconfite. J'ai recollé les fêlures avec du papier collant.

Ça s'est passé chez mon amie. Ses parents m'avaient gentiment proposé de porter ma poupée à l'hôpital des poupées. Je ne savais pas que ça existait. Quand Paul est revenu, il avait un nouveau corps. J'aurais dû être contente. Mais ma déception fut terrible. Ce corps ne correspondait pas du tout ! Il était nettement trop petit. Les cuisses de mon Paul frottaient maintenant l'une contre l'autre. Les bras débordaient au point d'attache. Et en plus, comme il avait globalement rétréci, il flottait dans ses vêtements. Je n'ai pas osé exprimer mon désarroi. J'aurais voulu qu'on me rende son corps, le vrai, même amoché. Je l'imaginais dans une poubelle. Impossible de le récupérer, je suppose. Les parents de mon amie ont dû être désappointés de mon manque d'enthousiasme. Ou bien l'ai-je suffisamment caché ? J'étais hyper déçue et en plus, pour ne pas les blesser, je ne pouvais pas le dire ...

Ce souvenir m'est revenu à l'occasion de la brocante à laquelle je compte participer en fin de mois. J'avais ouvert le coffre dans lequel j'avais stocké un tas de poupées et de peluches pour voir ce qui pourrait être vendu. Je craignais de retrouver Paul en mauvais état, vu les conditions qu'on peut imaginer dans un garage. Surchauffe en été et températures glaciales en hiver. Et cela pendant des décennies. Mais si certaines autres poupées plus récentes (celles de mes filles) s'étaient détériorées, Paul, lui, n'avait pas changé. En le retrouvant, j'ai retrouvé toutes mes émotions de l'époque. La joie d'avoir une telle grande poupée, le sentiment particulier quand je regardais Paul dans les yeux, mais aussi tous les sentiments négatifs que je viens de détailler.

J'ai passé une partie de la journée à chercher sur internet un corps à vendre. Bizarre quand même de dire "corps à vendre !" J'en ai trouvé 2 sur e-bay. J'étais très excitée. Malheureusement, l'un était trop petit, l'autre trop grand. Zut ! Je me suis ensuite renseignée auprès d'un réparateur de poupées anciennes. Il possède dans son stock le corps ad hoc. Wouaw ! Mais le prix n'est pas aussi wouaw que ça : 35 € pour le corps, 80 € pour le travail, sans compter les petites pièces et élastiques s'ils doivent être remplacés, 15 € la pièce. À ça, il faut ajouter les frais d'envois aller et retour car ce monsieur habite à Paris et moi en Belgique, au Nord de Bruxelles.

Du coup, je me demande si ça en vaut la peine. Car une fois mon Paul réparé, que vais-je faire de lui ? Je ne me vois pas l'exposer dans une vitrine. Aurais-je réparé ma blessure d'enfant ? Et quelque chose sera-t-il guéri dans ma vie actuelle ? Ces mots "réparation" et "guérison" se sont régulièrement présentés au cours de ma thérapie ...